Le rouge. Et soudain ma vie bascule.
Je respire. Je ne suis sans doute plus moi-même, mais comment le savoir ? Personne ne me regarde. J’attends le signal. J’attends le mouvement. Je ne peux plus bouger. Je ne pense qu’à moi. Je ne pense qu’à moi mais par moment, je sens un souffle de vent qui me retient en vie. Les secondes sont des heures. J’aperçois les éventualités infinies qui se profilent derrière le rideau qui s’entrouvre, laissant place à l’abîme. Le tout ou le rien. Me voilà face à ce que je contiens, seulement ça. Je dois donner et remplir le vide. Je ne peux plus apprendre, je n’ai nulle part où aller. Je dois juste exister, je dois juste donner le fond de ce que j’ai. Être ce que j’ai appris, pour croire que ce que j’ai appris ne fait qu’un avec ce que je suis.
Pour que ce que j’ai appris devienne inné aux yeux du monde. Leur évidence est mon gagne-pain. Mais c’est ma vie aussi. Voilà ma raison d’être, elle est pour vous ce soir, je dois juste danser.
Le noir. Et soudain l’air se teinte de facilité. De beauté, humaine, futile. Tant pis pour le silence.
Il s’élève une ivresse, et je me laisse happer. C’est mon devoir.
Les premières notes de musique. Dos au public.
Quelques instants encore, et la scène s’allume. Voilà l’art. Tant pis pour tout le reste.
Un début lent, je pose le bout de mes doigts sur ma tête. Voilà la vie.
Je suis raide et enflammé. Je tends, détends, je découpe chaque seconde du moindre de mes mouvements. Le sol est là. Je sens mes pieds en lui, je sens mes jambes, et je me plie.
Ça commence. Beaucoup trop vite. Le début, c’est le beau. En cet instant, le trac a déjà disparu.
La musique devient violente. Mes épaules prennent vie. Et je m’élance.
Je me retourne.
Le violon. Je suis le violon. Je connais mon air grave, je le vois dans les yeux noirs du public. Je suis un aveugle au visage triste. Concentré. Soudain concentré et par éclair, tout devient évident. Je sais où je vais. Je sais que cette note sera mon salut. Ma jambe droite rejoint mon dos, mes bras sont tendus, mes mains s’articulent, les doigts sont autant de partenaires de scène, vivants, indépendants.
La musique tourne les têtes. Je tourne mon corps. La musique se fait folle. Je ralentis.
Je deviens cette mélancolie que ma nuque approuve. Mes cheveux volent. Je n’ai plus d’expression, je ne suis plus moi. Je ne prétends plus savoir quoi que ce soit. Ma figure est un plan vide qui ne sert pas plus que le reste. Je plisse les paupières, je glisse, je courbe mon squelette, je casse mes poignets.
Et la musique en est une autre, elle, de belle, qui m’accompagne dans ce que je ne suis pas. Je ne suis pas là, je supervise juste ces brassements d’air. Je vois le temps qui passe entre chacun de mes doigts, je tends mon dos et immobilise mes mollets, je vois le temps qui passe et je ne le suis pas.
Ma joue touche le sol. Je sens mon cœur battre plus fort. De l’eau. De l’eau épicée qui coule de mon visage et qui gicle sur le noir sans fond sur lequel je m’appuie. Il est dur, ce sol, et sans lui, les jambes se seraient déjà envolées.
Le bassin vers le ciel et le visage nulle part. Je regarde la poitrine, le menton touche quelque chose, et rebondit en arche. Le nez s’envole et les épaules se déploient.
Ce sont les cervicales qui, dociles, portent l’instant sans le casser. Je sais que mes yeux sont fermés, je ne vois plus, je n’entends plus non plus. C’est que je suis cette fatalité, ce rythme qui s’empare du corps sans que j’aie le choix de l’écouter ou non. Je suis ce que je sens, je suis ce que je veux dire, et je suis surtout celui qui me regarde.
Je m’envole. Je m’envole mille fois.
Mes yeux s’ouvrent.
Je regarde devant moi. Mes sourcils sont froncés mais ma bouche s’étire en un sourire.
Me revoilà.
Je me souviens que je suis moi. Un instant, c’est si court ; aussi court qu’une vie. Un dernier pas de danse.
Je m’avance. C’est la fin. C’est déjà la fin. La musique est différente. Elle s’éloigne pour laisser place au faux, à ce que je maîtrise, à ce que j’orchestre ; moi, moi et mes derniers pas.
Je tourne, je me cambre, saute et retombe.
C’est le bassin qui se plie une dernière fois avant de m’appartenir de nouveau. Je retrouve mes genoux. Les pieds se rangent sous mon poids. Je m’en excuse presque.
Fin d’un rêve qui n’a appartenu à personne.
Je me recroqueville. Petite bête sur scène. Je ne suis plus qu’un cadavre. Je lance mes bras dans un dernier sursaut. La dernière note.
Un moment suspendu, un bref moment de vérité.
Et retentissent les applaudissements.
Le public se lève. Il a compris.
Il sait ce que le corps a voulu qu’il sache. Moi, je n’ai jamais pu comprendre.
Le rouge s’étire et vient me couper de ce moment de grâce. Rideau.
Je m’assois immédiatement, en un mouvement sec. C’est fini. La musique est finie. C’est fini.
Je dois partir vite.
Je cours, je traverse la scène, le public derrière le rideau, je peux entendre le choc bruyant de ses mains qui me remercient. J’atterris dans les coulisses.
C’est un autre corps qui prend ma place.
C’est fini pour moi.